Ce matin.

Ce matin, très tôt. Ce matin, j’ai lavé mes cheveux, dans l’idée d’aller faire les courses … enfin, de … ça s’appelle plus des courses.

J’ai fabriqué du gel alcoolique avec de l’eau de vie de prune qui n’a jamais été une réussite, et du ravintsara, dans un vieux flacon d’un truc qu’on ne consomme plus depuis notre tournant zéro déchet. J’ai pas rajouté d’eau, tant pis pour le “hydro”, parce que l’eau dans l’alccol, ça sent pas bon, je trouve. Ou alors ça sent le chanvre, je sais plus. Et puis j’ai rédigé ma propre autorisation de sortie, même si je ne comprends absolument pas ce principe, même quand on me répond avec hargne que c’est ça ou une amende. J’aime bien comprendre ce que je fais, mais bon … ça s’appelle plus comprendre.

J’ai retiré des sous au distributeur, mais ça, j’ai l’habitude de pas comprendre mais de le faire, et puis j’ai utilisé mon gel alcoolique. Du coup, je crois bien que j’étais bourrée, à 9h du matin, que je sentais l’eau de vie de prune, et j’ai regretté, pour l’eau.

J’ai acheté des salades à replanter à un papy, même si je sais plus quoi foutre des miennes propres, parce qu’il faut se soutenir. C’est peut-être à ça que servent les sous. Et je me suis auto-sciée-la-raie en achetant des légumes hors de prix ( nan mais 9 euros le kilo d’oranges pas bio ni locales ?) pour les mêmes raisons.

Je ne voulais pas aller dans un super-marché, mais j’avais fini les deux stands, et j’avais toujours rien trouvé à bouffer, alors, bon … ça s’appelle vraiment plus se nourrir.

Bordel. J’ai choisi le moins monstrueux, j’ai une copine qui y boss…ait avant de respirer quotidiennement le champ d’en face, et d’attraper un cancer. Ça s’appelle encore cultiver ?

Une catastrophe : bondées les allées exiguës, les yeux exorbités de peur et de lassitude des employés, les baby-boomer qui se trimballent nonchalamment et te collent leurs miches dans le dos, les gondoles vidées par endroit mais jamais les bons.

Je décide de me débarrasser de cette corvée pour longtemps, et me voilà à toucher des emballages. Alors j’ai pleuré dans les allées. J’ai pleuré les femmes battues coincées avec leurs maris, j’ai pleuré ceux qui doivent continuer de recevoir du public, j’ai pleuré ceux qui craquent déjà et le disent dans les allées à la recherche du réconfort, j’ai pleuré ces médecins qui meurent pour nous, ces dentistes qui doivent cesser, les entrepreneurs, les artistes, j’ai pleuré ces personnes seules et qui n’ont pas de fenêtre.

J’ai pleuré sans larmes, parce que je suis une privilégiée. J’ai de l’espace, un jardin, des têtards qui éclosent, j’aime chaque geste que je fais, et je suis bien plus armée que beaucoup dans mes habitudes de sobriété quotidienne, avec toujours une graine à faire cuire, et rien à foutre du PQ. Ça s’appelle quand-même pleurer.

J’ai choisi une caissière et deux mètres de distance. Elle se tournait pour se soulager de son masque quelques fractions de secondes. Elle avait des traces rouges sur le visage. Du rouge vif. Presque du sang.

Elle m’a demandé des conseils de jardinage en voyant passer les graines de poireaux. Je lui ai dit tout ce que je pouvais sur tout en un minimum de temps. Parce qu’on va tous devoir faire ça. Elle s’excusait presque, non, pas presque de me demander ça. Mais je suis ravie moi, qu’on veuille s’y mettre, enfin.

Alors la dame derrière a commencé à souffler.
Je lui ai demandé du regard ce qui la bousculait. “C’est long” que “ça prend du temps” , que “ça parle et va donc moins vite” . Ça.

Ce petit mot de rien du tout, ce ça, tellement humiliant, objetifiant a déclenché ma colère bisannuelle, celle que je ne souhaite à personne. Deux longues minutes de colère blanche qui m’ont permis au passage de saluer le courage de ceux qui chaque matin se lèvent pour que nous puissions choisir de la merde emballée et recouvrir la planète de plastique, une totale gratitude à ceux qui risquent leurs vies pour que nous puissions continuer la nôtre, avec la peur au ventre, de croiser tous ces gens.

J’ai entendu quelqu’un dire chuuut alors j’en ai rajouté une couche. Et j’ai souhaité une très bonne journée à tout le monde, en précisant que la gentillesse nous sortira de tout ça, pas l’impatience.
Les caissiers m’ont tellement dit merci d’un regard qui fait mal.

En me reprenant dehors de toute cette colère, je rangeais mes emballages, quand un monsieur masqué s’est dirigé vers moi, d’un pas vif et sévère, sans respecter les deux mètres de distance. Je me suis dit que ben voilà, je vais me faire casser la gueule, mais non. Il voulait juste me dire qu’il me soutenait.

J’aime pas en plus, me mettre en colère lui ais-je répondu. Alors il s’est marré en partant, et en disant “ça se voit”.

Je pense ce soir bien fort à Warren Brush, qui dit que c’est la gentillesse qui va nous sortir de tout ça. Et quand il dit “ça”, il ne parle pas de cette caissière d’à peine vingt ans.

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